Des grives aux merles

Des grives aux merles

La chasse des grives à la glu en Kabylie.

Le passage qui suit est tiré du livre de Mohamed Haddad "Itinéraire d'un enfant de Kabylie" (Ed. Publishroom). 

Il illustre parfaitement le déroulement de cette chasse traditionnelle, dans les années 1990, à Ighil Ali, petit village berbère situé dans les monts Bibans (Algérie).

 

...Puisqu'il n'y avait pas d'école cette année là, les grandes vacances jouèrent les prolongations. Au milieu de l'automne, selon la tradition en vigueur dans tous les villages de Kabylie, la majorité des habitants du village se mobilisèrent pour la chasse à la grive. Ces oiseaux migrateurs, passériformes de la famille des turdidés, fuyaient le froid du continent européen pour venir hiberner en Afrique du Nord, et notamment en Kabylie, où ils pouvaient se gaver d'olives et de baies sauvages.

J'avais réussi à convaincre mon père de l'accompagner à la chasse le lendemain si la journée était belle. Les préparatifs avaient commencé la veille par l'achat de la touffe d'alfa ainsi que par la récupération d'une semelle de crêpe d'une vieille chaussure.

Le matin du jour J, mon père prépara les raquettes de cactus et tous les accessoires nécessaires pour la réussite de la chasse, l'âne y compris. Après le déjeuner, nous enfilâmes des vêtements chauds et des bonnets pour résister au froid, et chaussâmes des bottes pour affronter la boue, les ronces et les épines.

Puis nous prîmes la direction d'une petite colline qui s'appelait "Aalawa". Mon petit frère et moi étions juchés sur l'âne. Le trajet était assez long. Mon père marchait à coté de nous. Nous nous arrêtâmes à mi-chemin pour boire un peu d'eau fraîche à la rivière "Thassifth" avant de reprendre notre route sur les pentes d'une colline. Un peu plus loin s'étendait une vaste forêt. Au bout d'un moment, nous rencontrâmes quelques jeunes de notre quartier. Mon père décida de s'arrêter et de s'installer à coté d'eux. Le contenu des sacs fut déballé, on alluma un feu sur lequel fit posée une petite casserole. La semelle de crêpe fut coupée en petits morceaux dans la casserole. Entre temps, mon père avait taillé la touffe d'alfa et brûlé les deux extrémités des tiges. Quant à moi, je coupai les raquettes de cactus en petits morceaux carrés à l'aide du petit couteau de l'un des jeunes gens que nous avions rejoints.Mon père taillait à présent un petit bâton plat avec son couteau pour en faire une sorte de spatule. La semelle avait complètement fondu et le latex était devenu liquide. Aidé d'un jeune du quartier, mon père appliqua le latex sur la partie supérieure des tiges de la touffe d'alfa, avant de fixer les petits carrés de cactus sur les branches d'un olivier. Puis il planta sur ces carrés trois ou quatre tiges de la touffe, orientées dans différentes directions selon le forme de la branche et jusqu'au milieu de l'arbre. Enfin, il construisit à coté de l'arbre une sorte de petite hutte avec des branches d'arbre. Les autres en firent de même. Tout le monde se cacha dans son abri et le silence se fit. Juste à la sortie de notre hutte, mon père avait préparé une branche de taille moyenne. On apercevait les grives qui commençaient à remonter par vagues successives pour rejoindre la forêt à la recherche d'un abri pour passer la nuit. Une première grive se posa sur notre arbre. Au moment où elle s'apprêtait à repartir, elle s'englua sur les tiges d'alfa et tomba à terre. Aussitôt, mon père quitta la hutte pour s'emparer de la branche d'arbre qu'il avait préparée et, la posant sur la grive, empêcha celle-ci de s'envoler. Je ne perdais pas une miette du spectacle, heureux et fier de partager ce moment avec mon père. La scène se répéta plusieurs fois jusqu'au coucher du soleil, si bien que, quand la chasse fut terminée, nous avions attrapé cinq grives et deux autres oiseaux. Mon père semblait satisfait. Nos voisins chasseurs sortaient à leur tour de leurs huttes et quittaient la zone de chasse pour prendre le chemin du retour. Le trajet s'effectua sous la lumière des étoiles et dans un froid glacial. Les hurlements des loups qui vivaient sur les collines, en face d'Azrou n'Gaga, nous accompagnaient. Certains chasseurs étaient contents de leur butin, d'autres un peu moins. La plupart d'entre eux se donnèrent rendez-vous au même endroit le lendemain. Les autres, ceux qui avaient eu moins de chance, décidèrent de changer d'emplacement et même de technique de braconnage, préférant chasser sur des petites rivières comme "Thassifth" et "Ighzer taâchach". Cette chasse traditionnelle à la grive déchaînait une véritable passion chez la majorité des villageois. Elle constituait aussi un business pour certains d'entre eux. Ceux-là vendaient leurs grives à la pièce à ceux qui ne pouvaient pas chasser : les vieux, les citadins et les immigrés. La grive mauvis, petit oiseau pesant entre cinquante-cinq et soixante-quinze grammes, se mangeait en sauce ou en soupe. Cette viande "bio" avait un goût délicieux....

 


 

Notes:

 

- L'alfa : graminée pouvant atteindre 1 mètre de haut. Les tiges de ses feuilles, fines et résistantes, sont utilisées comme "vergans".

- La glu : la glu à rats a remplacé le crêpe traditionnel,  latex de caoutchouc naturel coagulé que l'on faisait fondre dans un récipient avant de l'appliquer sur l'alfa.

- Raquettes de cactus :  des dizaines de dès sont découpés dans des raquettes de figuier de barbarie, ils servent de supports à des faisceaux de fines tiges d’alfa enduites de glu ou de colle et sont fixés dans les branches d’un olivier bien exposé, chargé de fruits mûrs.

 - citation: " Il découpe ensuite ses raquettes de cactus en petits dés, se saisit de sa besace et entreprend d?escalader l?arbre qu?il s?est choisi.... Il fixe ses petits carrés de cactus au bout d'une branche et y plante trois ou quatre gluaux tendus vers différentes directions. C'est tout l'arbre qu'il faut piéger ainsi du sommet jusqu'à son milieu. Opération minutieuse qui demande des heures de travail, perché à dix ou quinze mètres du sol. « Tu vois, il s'agit surtout de piéger... les ouvertures par lesquelles rentre la grive " 

 

  

La chasse ou plutôt le braconnage (glu, pièges, filets, etc...) des grives en Kabylie est un phénomène qui a pris une ampleur considérable, pour en mesurer toute l'importance et l'impact sur les populations de turdidés, on pourra utilement consulter les liens suivants:

 

- La chasse à la grive dans les montagnes des Bibans: http://www.vitaminedz.org/la-chasse-a-la-grive-dans-les-montagnes-des-bibans/Articles_15688_89392_0_1.html

- Chasseurs de grives et d’étourneaux:  http://www.depechedekabylie.com/evenement/1806-chasseurs-de-grives-et-detourneaux.html

La chasse aux grives, une passion dont on ne se dépêtre pas: http://www.lemidi-dz.com/index.php?operation=voir_article&date_article=2009-11-16&id_article=le_mid_dit_2@art1@2009-11-16



01/03/2016
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