Des grives aux merles

Des grives aux merles

La communion de la grive.

  

Je veux vous conter un miracle, qui me fut conté à moi-même par un vieux prêtre, ami de saint François d’Assise, auquel l’histoire est arrivée.

Un matin de Noël, alors qu’il était jeune encore et vicaire à Saint-Thomas-d’Aquin, il se demanda, en s’éveillant, quelle bonne action il pourrait faire pour sanctifier cette journée. Et tout de suite s’offrit à ses yeux une maison sordide, que la pioche des démolisseurs aurait dû depuis longtemps jeter bas, mais qui, par un défi à l’urbanisme et à l’hygiène, s’obstinait à rester debout au milieu des bâtisses neuves qui l’étouffaient de toutes parts.

Là vivait sous les toits, au fond d’un long couloir obscur, une vieille impotente, qu’il visitait de temps en temps pour lui porter la communion. Prisonnière dans sa chambre, sans parents, sans amis, elle n’avait d’autre distraction qu’un oiseau de l’espèce qu’on appelle grive musicienne, et qu’elle chérissait tendrement. « Que deviendrais-je, monsieur l’abbé, disait-elle chaque fois que le vicaire venait la voir, si je ne l’avais pas ! C’est mon petit ami, c’est mon ange gardien ! » La porte de la cage était toujours ouverte, et l’ange gardien voletait ici et là, en liberté.

Mais pour aller chez cette bonne femme, il fallait monter quatre étages d’un infect escalier, où d’horribles odeurs se succédaient, sans se mêler, comme autant de barrages, dont le dernier semblait encore plus immonde que celui qu’on venait de traverser. Grimper cet escalier quand on était à jeun (et c’était le cas du vicaire lorsqu’il allait accomplir son office), rien que cette idée-là lui mettait le cœur sur les lèvres. « J’ai tant de choses à faire ce matin ! » se dit-il à lui-même pour se donner une raison de remettre à plus tard la bonne inspiration qui lui était venue tout à l’heure. Mais chassant aussitôt sa mauvaise pensée, dès qu’il eut dit sa messe, il quitta la sacristie, emportant avec lui ce qui lui était nécessaire pour communier la paroissienne à l’oiseau.

Au bas de l’escalier, les infectes odeurs l’attendaient, et dans l’humide et glaciale obscurité qu’éclairaient mal, même en plein jour, des papillons de gaz, elles l’accompagnèrent jusqu’au dernier étage. La tête commençait à lui tourner quand il frappa à la porte de la vieille.

– Entrez, monsieur l’abbé ! cria-t-elle, car elle l’espérait ce jour-là, et l’avait reconnu rien qu’à sa manière de frapper.

Après avoir échangé sur le temps, leur santé et celle de l’oiseau, les propos dont ils avaient l’habitude, le vicaire la confessa, ce qui prit plus de temps qu’on aurait pu l’imaginer, étant donnée sa vie recluse. Mais ceux qui vivent seuls finissent par avoir une adresse incroyable à se faire des scrupules à propos de tout et de rien. « Encore si cette virtuosité, se disait à part lui l’abbé (tout en se reprochant cette réflexion un peu frivole), encore si cette virtuosité avait quelque intérêt ! Mais il faut bien avouer qu’il y a des péchés intéressants et d’autres qui ne le sont guère, et malheureusement, les pécheurs les plus bavards sont ceux qui n’ont rien à vous dire... »

Cependant, de faute en faute, de crime en crime, et de fil en aiguille, la bonne vieille étant arrivée au bout de son rouleau, le vicaire se mit en devoir de lui donner la communion.

Elle était devant lui, assise sur sa chaise, car elle ne pouvait s’agenouiller, et déjà le vicaire lui posait l’hostie sur la langue en prononçant les paroles rituelles, quand tout à coup la grive, qui jusque-là s’était tenue tranquille dans un coin de la pièce, se jeta d’une aile rapide sur le pain consacré, en prit un morceau dans son bec et revint se poser sur sa cage.

– Jésus-Marie ! cria la vieille en manquant s’étrangler avec le reste de l’hostie. Elle a mangé le corps de Dieu !

Et oubliant du coup sa tendresse pour la pauvre bestiole :

– Il faut la tuer, monsieur l’abbé ! Il faut la tuer !

– La tuer ! Y pensez-vous ! répondit le vicaire. Tuer cette pauvre bête du bon Dieu juste au moment où elle vient de voler vers son Créateur et de faire sa première communion !

Et jetant les yeux sur la cage que la concierge, qui rendait de menus soins à la paralytique, avait sans doute oublié de garnir ce matin :

– Cette bête a faim, reprit-il. Après ce festin spirituel, donnons-lui quelque nourriture terrestre... Je vais et je reviens.

Il sortit, et reparut quelques instants plus tard, avec du mil, du chènevis et quelques feuilles de salade.

– Et voilà le miracle ! ajoutait-il en finissant. Ni ce jour-là, ni jamais plus, je n’ai senti l’odeur de l’escalier.

Lecteur, tu demandes peut-être où est la Vierge dans ce conte. Je te réponds : Elle est partout où est la poésie.

 

 

Jérôme et Jean THARAUD, Les contes de la Vierge, Plon, 1940.



22/09/2016
1 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Ces blogs de Nature pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 80 autres membres